Nadia Setti



Giornata di studio del 2 aprile 2004

Nadia Setti da Parigi

(resoconto tratto dal Bulletin n.14 della Société Marguerite Duras, di prossima pubblicazione)

Marguerite Duras ou les récits des différences sexuelles

Journée d'études organisée par Mireille-Calle Gruber (Paris VIII) et Bernard Alazet (Paris III)

Comme suggéré par l'intitulé, la réflexion et le tracé de la journée sont placés sous le signe du pluriel des récits et des différences qui ne portent pas ce nom mais qui se déclinent de maintes façons. Dans son introduction Mireille Calle-Gruber insiste sur l'importance de la langue en tant que scène de la littérature où émerge sa pré-histoire, ce qui se dit et ne se dit pas dans les plis de la langue. Bernard Alazet attire l'attention sur la construction d'une langue-voix polyphonique, constituée de "petits faits" où la différence cède à l'indifférenciation par le travail de répétition et réécriture. Au fur et à mesure les différentes analyses côtoient, éclairent, pénètrent les aspects de l'écriture durassienne qui joue à la fois de l'exhibé, du trop-vu et du pas-à-voir, de l'impudique et de l'interdit. L'écriture et la langue font le relais des passes et des im-passes entre les corps. Chaque communication fait état de ces lieux, peu abordés, de l'entre-deux, entre différentiel et indifférencié, entre mots et silences.

Le titre de la première intervention, Eau-nanisme ou deux scènes du dédoublement narcissique, envoie déjà la double entente entre écoute et regard. En se référant aux notions analytiques de narcissisme primaire et secondaire et de auto-érotisme, Laurent Camerini interroge la symbolisation de l'eau par rapport au thème du semblable/double/dissemblable dans La vie tranquille (1944) et (les) Aurélia Steiner (1979) en soulignant la nécessité de relire les premiers romans de l'écrivain à la lumière de textes successifs. En effet, dès le commencement, il est question dans l'écriture de Duras d'une érotique de l'autre que l'on peut déceler dans des énoncés comme: "Je vous (m') écris tout le temps". La mise en récit permet l'accomplissement de l'amour-de-moi narcissique, la construction d'un univers à "mon" image mais aussi le détachement de soi, en vue d'aimer l'autre. Le dédoublement narcissique correspondrait à une érotique de l'entre-deux. Camerini analyse ensuite, dans un passage de La vie tranquille, la transformation du "je" en "personne" depuis le morcellement du corps dans lequel chaque organe a un vie propre jusqu'à la perception du corps comme unité par le regard. C'est une séquence de redécouverte du corps qui n'entraîne pas la reconnaissance de soi-même: le dédoublement provoque une perdition, qui va jusqu'à l'ombre de soi-même. Camerini lit cette perdition comme une "scène allégorique de la fiction" dans laquelle le personnage figure comme un entre-deux. Expérience similaire à celle dans la chambre (l'Homme Atlantique et Aurélia Steiner Vancouver), où celle qui se regarde dans le miroir ne se voit qu'à travers le double de l'autre. Pourtant la conscience de l'autre qui l'habite met en évidence une fusion impossible et donc une différence irréductible qui les sépare. De façon paradoxale le lecteur, en tant qu'autre, serait amené à participer au plaisir auto-érotique de l'écriture, et donc à cet effacement de l'identique différent.

Un double spectrale et invisible, la voix, fait l'objet de l'étude de Midori Ogawa, La voix (des)incarnée, pour laquelle l'écriture se fait enfin écho-graphie. Dans des textes comme Le marin de Gibraltar (1952) ou Le vice-consul (1966), la voix ne coïncide pas avec la personne, rien ne permet de l'identifier, elle est autre, séparée du corps, sans corps. Dans Le navire Night (1979) la voix appartient à un espace nocturne qui maintient l'indécision de l'appartenance, évoque l'amour pour un objet perdu, invisible, jusqu'à l'amour sans objet. Cette invisibilité suscite le désir de voir, pousse à inventer des images floues, des doubles, apparitions et fantasmes visuels. Une recherche qui alimente la tension narrative du récit qui essaye en vain de rendre visible la voix. Midori Ogawa rapproche F. dans Le navire Night de l'espace neutre de Blanchot dont F. est ouvreuse. F. est pseudonyme et initiale d'un désir qui échoue, personnification de la voix et signe obscur d'un personnage spectral qui maintient la différence au-delà de la différence. Et si en dernière hypothèse, F. pointait vers Folie? elle serait alors allégorie de la voix narrative, transgressive et folle.

Le dédoublement démultiplié ou indécis devient répétition ternaire dans l'analyse de Johan Faerber centrée sur L'amant de la Chine du Nord (1991): Souvenirs du triangle d'or ou du troisième sexe au troisième texte. Johan Faerber part de la récurrence ternaire d'une phrase (variation en trois temps) concernant l'héroïne "sexuelle comme pas encore rencontrée / racontée /dénombrée". Cela pourrait laisser envisager un troisième texte /sexe dans une espace laissé blanc, sorte de neutre, entre romanesque et poétique, texte fantôme. Le trois se multiplie avec des nombreuses variantes dans les relations à trois des personnages (homosexuel/hétérosexuel). Entre mère et enfants, forme incestueuse de mère-version, entre frère et sœur, ou entre filles. L'enfant est enfin ce troisième genre qui échappe toutefois à une classification, sujet atopique. Au niveau de la phrase la non-désignation peut également se déceler par l'oscillation de pronoms personnels tu/vous et l'impersonnel se glissant entre il/tu/je. Comme si dans ces relations triangulaires s'inscrivait l'indicible d'un silence d'or: un inter-dit / inter-sexes, où l'écriture agit en tierce (tertium).

C'est également dans l'entre/antre de la langue et du texte que selon Mireille Calle-Gruber, (La dérobée du récit), émerge une topologie des scènes antérieures, où se sont déposées les marques (mains) négatives de ce qui vient de très loin, de la vie dérobée au/du récit. L'écriture fait l'amour à la langue, elle fait le livre là où elle ne le fait pas. Un récit "légendaire" contiendrait la révélation de ce qu'il ignore: l'inceste. Récit à lire à perte de vue car celle-ci est la condition de voir la "dérobée". L'écriture est "incestueuse" puisque écriture du passage, dans le passage ouvert à l'autre car elle met en rapport ce qui n'a pas de rapport. Raconter l'interdit équivaut à raconter clandestinement, à mettre à nu le récit: d'où une écriture sublime, sans figure. En évoquant la scène fantasmatique dans Le ravissement de Lol V. Stein, Mireille Calle-Gruber définit cette écriture comme trans-sexuelle car l'exigence de dénuement de la vérité trans-porte du côté de l'envers de la pensée. Mais le propre de la nudité c'est qu'il n'y a rien à voir. Pourtant le désir exprimé est de tout voir. Dans cette confusion de tout-rien la vérité se dit en passant, en laissant désirer les restes. Cela constitue un récit des différences sexuelles où se croisent rapports hétérosexuels/homosexuels divers. Dans Agatha (1981) la différence se configure comme hors la loi de l'espèce, et aussi force transgressive. Il n'y a pas de partage ni passage: l'inceste est chaste. Agatha est un pré-nom avant la naissance, qui désigne une façon d'habiter le monde. Quand il et elle sont ensemble ils sont innombrables. C'est le nom de leur pré-histoire. Il n'y a pas de différence entre le corps de la sœur et celui d'une autre femme. D'où une fascination pour l'abolition des différences. Les personnages sont poreux: il y a confusion des désignations par ajout, par duplication, par dédoublement des prénoms.

Elle marcherait, et la phrase avec elle. Cette phrase, détachée d'un paragraphe du Vice-consul, suspendue entre deux "elle" devient, selon Bernard Alazet, personnage, "troisième personne"; le pas de la phrase est chemin et forme pour le personnage. Les phrases ouvrent l'imaginaire d'une langue (Barthes), mais il s'agit de parcours désorientés. Dans La maladie de la mort (1982) Duras envisage de réduire la langue à sa maigreur. Cela engage une tension car il s'agit de travailler avec le tout de la langue, entre excès et manque. La différence sexuelle agit comme différentiation à l'intérieur de la langue, par des mots invalidés de façon fantomale: mots qui ne veulent rien. La phrase accueille toutes les places engendrant une forme de (con)fusion: elle de même que lui: le personnage masculin locuteur peut endosser le féminin, le féminin ramené au locuteur masculin s'indifférencie en se conjuguant. On pourrait appeler androgyne cet insaisissable différence, cela ferait référence à cette totalité que Duras cherche à atteindre, semblable à un gouffre où on ne doit plus se réclamer d'aucune identité (cfr. Blanchot: "rejoindre un inconnu"). Le neutre ne se distingue en aucun genre: c'est une synthèse disjonctive qui fait entendre la différence là où écrire c'est n'être/(naître) personne: une affirmation comparable à un acte de naissance. Dans L'homme assis dans le couloir (1980) la différence sexuelle est d'abord bien marquée par la répartition des indices sexuels dans l'appellation: par exemple dans le passage analysé l'habit est à la fois masculin (pantalon) et féminin (toile bleue), ainsi le récit met en rapport un triangle lui-elle-elle. Le neutre altéré par le féminin devient synecdoque de la féminité.

En écho à ces remarques, Chloé Chouen Ollier (L'écriture admirable putain) analyse les rapports entre la parole, l'homme, le sexe et l'œil dans Les yeux bleus cheveux noirs (1986): l'homme s'entend parler, mais qui est le véritable sujet de son énonciation? l'œil ou le sexe? Encore un cas de dislocation qui va faire entendre dans les plis du texte la parole impudente du travestissement, celle qui passe, qui va au pas de la passe. Dire est un acte exhibitionniste, transgressif, où faire et dire se rejoignent et se touchent par les mots. "Puis un soir elle le fait. Elle parle". Dans Vera Baxter ou les plages de l'Atlantique (1980) l'échange / la passe se fait moins entre argent et corps qu'entre corps et parole: la prostitution se décale vers un niveau plus intime, plus impudique. Dans La maladie de la mort (1982) l'interdit est déplacé vers le cri, faille dans la logique de la phrase, la perte des mots correspond à une perte de soi. La différence en tant qu'ellipse (la passe est à entendre aussi comme ce qui se passe des mots) reste à déchiffrer. Dans la phrase, la jouissance - crime, orgasme blanc - équivaut à donner à voir la mort, sa mise à mort. Pour Duras écrire signifie effectuer ce passage impudique dedans-dehors, dans une rencontre avec le lecteur / client à qui la femme vend son livre / corps. Car finalement ce lecteur ne peut se soustraire à la fascination intolérable de l'écriture, acte de prostitution généralisée.

L'intervention de Sylvie Loignon nous reconduit vers les "petits faits" de la langue, là où se produisent des effets de suspension dans La retombée des mots. Il s'agit de vérifier dans La maladie de la mort le mouvement de suspens de la chute des mots, du temps, du jugement, enfin l'équivalent d'un certain refus de l'assertion, comme une absence de savoir. Ce sont par exemple les phrases inachevées de Lol V. Stein (1964), le monologue interrompu du voyageur de commerce de Nathalie Granger (1973). L'aposiopèse est la figure la plus récurrente de ce trouble du locuteur dans Savannah Bay (1982, 1983) et Agatha. L'insistance de ces traits configure le récit comme récit d'essais d'amour, où ce qui se profère est déjà séparation, mise à mort de l'autre. Dans Le navire Night, film (1979) le bateau marque l'espacement de la différence sexuelle, le locus est le passage entre écrit et discours. La chambre est espace primitif, caverne, khôra où les catégories se brouillent. Dans L'été 80 (1980) autre et entre s'échangent tandis que dans Agatha la chambre se fait espace suspendu, hallucinatoire, questionnement infini de traces écrites sur les murs: un déchiffrage qui pointe vers la différence sexuelle. Enfin la première dernière suspension du sens revient à la mer Thala, qui comme la mort inscrit le contretemps dans la relation aux choses et au tiers.

Enfin, dans cette journée consacrée à l'œuvre de Duras ne pouvait manquer la présentation d'un des films de l'auteur, Détruire-dit elle (1969), suivi d'un débat très nourri animé par Raynalle Udris. Occasion renouvelée d'aborder la problématique de la journée: les jeux de miroir, les déplacements et les échos entre les couples de personnages; la triangulation amoureuse et le renversement des polarités, et de l'élargir davantage soit par l'évocation de la dimension fortement politique de la différence sexuelle (on sent l'atmosphère de '68) soit par l'analyse filmique (la puissance contrastive du Noir et Blanc, la puissance de la fabulation comme révélateur des différentiels). Sans aucun doute ces interventions ont confirmé la promesse initiale à l'égard de la langue: l'attention portée à ses moindres glissements révèle les marques d'un érotisme qui se détourne des figures codifiées de la sexualité, et sollicite la parole critique à surprendre par nominations inouïes, dérives et dérobades, l'œuvre symbolique et charnelle des différences dans le corpus durassien.

Les lecteurs pourront retrouver ces analyses, dont ici on n'a pu donner que des aperçus partiels, dans le volume qui paraîtra fin 2004 chez les éditions Minard Lettres modernes (série Marguerite Duras).