Madeleine Borgomano



A work in progress
recensione a Duras mon amour 3 - in "Bulletin de la Société Marguerite Duras", n. 14, 2004

Poursuivant leur travail sur l'œuvre de Marguerite Duras, Edda Melon et Ermanno Pea, avec leur équipe de Turin, nous offrent le plaisir d'un troisième volume aussi varié, riche et intéressant que les deux premiers, placé cette fois sous le signe de "la lecture recommencée". À l'opposé de ces critiques littéraires que Duras accuse d'"immobiliser" le texte et même de le "tuer", les études ici rassemblées autour du dialogue des textes, participent à "un laboratoire permanent, une centrale d'informations, une confrontation de travaux en cours et une communauté" (p. 9), en somme, a Work in progress.

La première partie du livre fait alterner treize études sur Duras et quatre courts textes de Duras, à propos de l'écriture et de la lecture, traduits en italien.

Trois articles portent sur Le ravissement, convergence qui tend à faire apparaître Lol V. Stein, écrit Edda Melon, comme "le pôle d'attraction silencieux et caché" (p. 9) de ce volume et peut-être du projet tout entier, un centre qui cependant n'est nullement fixe.

Dans Une identité de nature indécise, Laura Graziano s'interroge sur la fascination qu'exerce Lol V. Stein, en s'appuyant surtout sur les études à tendance psychanalytique. Annalisa Bertoni interroge la dédicace du Ravissement, "Pour Sonia". Elle identifie cette Sonia, qui fut la femme de George Orwell, et constate que ni les biographes ni les critiques n'ont guère parlé d'elle bien qu'elle ait été l'amie proche de Marguerite Duras pendant de longues années. Elle voit en Sonia le modèle probable de la mystérieuse Théodora Kats, et déploie le réseau de corrélations qui se construit autour de cette figure. Giuseppe Morrone confronte Le ravissement de Lol V. Stein avec Roberte ce soir de Klossowski, deux textes sources d'où sortent "les spectres" qui vont peupler deux univers narratifs semblablement organisés en "cycles" (p. 167). Chez les deux auteurs, les simulacres fonctionnent à tous les niveaux : l'écriture, les personnages, les histoires. Ils obéissent également aux "lois de l'hospitalité" et de la théâtralité. Mais l'un - côté mâle - "dans l'immense richesse éternellement pleine de la figure postée entre deux miroirs qui se reflètent ", l'autre - côté féminin - "dans l'immense pauvreté éternellement vide de deux miroirs qui reflètent le néant situé entre eux." (p. 177)

Les autres articles portent sur des textes de Duras moins souvent étudiés. La pièce de théâtre Yes, peut-être (Franca Bruera et Maria Margherita Mattioda), où Duras se livre avec "frénésie" (p. 47) à une expérimentation radicale. Le livre pour enfants Ah !Ernesto, dont Laura Kreyder retrace l'histoire éditoriale mouvementée. Luciana Grasso écrit, elle, "dans les marges d'Hiroshima mon amour".

Pour aborder  L'homme assis dans le couloir, Ermanno Pea reprend le titre "textes secrets" du recueil dans lequel le récit avait été publié pour la première fois en italien (1987), titre qui avait été choisi par Duras elle-même. Le texte, en effet, apparaît sous le signe du secret dans tous les sens du mot: inaccessibilité, suspens, énigme, intimité. Il place le lecteur en position de voyeur. E. Pea rappelle l'identité de "l'homme menti " pour lequel le texte a été écrit et l'importance de "l'expérience érotique très, très, très violente" qu'évoque M. Duras dans Les parleuses. Edda Melon intitule son très riche article "Véra Baxter, la femme atlantique". Le personnage de Véra Baxter est au centre d'une "constellation" (p. 147) de textes hybrides qui s'étend sur plus de trente ans de 1968 à 1999. Edda Melon rend justice à ce cycle "rarement pris en considération par la critique" et à cette femme "datée, mal aimée, incomprise et incompréhensible" et qui pourtant "résiste, existe". Cet article fait ressortir l'articulation de ce cycle, dans ses hésitations et ses contradictions, avec le reste de l'œuvre de Duras, en privilégiant la dernière variante, spécifiquement théâtrale. Pendant quelques heures d'une après-midi d'hiver, ce qui est en jeu, ce sont des transactions commerciales pour la location d'une villa très chère et… d'une femme. Comme dans tant d'autres livres de Duras à la même époque, l'argent est le protagoniste de cette histoire, variante du fantasme de la vente d'une enfant. E. Melon replace aussi cette intrigue dans le contexte de "l'utopie amoureuse de la rue Saint-Benoît " (p. 148) et de la croyance dans une révolution possible des rapports amoureux. Mais à cette utopie, d'ailleurs ici dégénérée par sa forme mercantile, Véra Baxter, descendante des sorcières médiévales, oppose "sa vocation univoque au mariage et à la fidélité". "À moi, elle me fait peur ", déclare M. Duras qui, en même temps, dénonce "le fascisme innocent d'une nouvelle morale libératrice". Ainsi Véra Baxter, selon l'heureuse formule d'E. Melon, apparaît comme "une œuvre à thèse dont on aurait supprimé la thèse après en avoir suggéré l'existence" (p. 155). E. Melon montre aussi comment le contexte féministe de l'époque a influencé, dans la variante filmique de 1976,  l'"erreur grossière" que Duras renie: le remplacement de "l'inconnu", par une femme.

Maria Grazia Tundo aborde Le navire Night comme "trames de voix". Elle constate de profondes analogies entre ce rapport virtuel et les relations des cybernautes qui "entrent chaque nuit dans le monde de l'amour en chat et se perdent dans l'abîme des fragments d'identité que le net met en circulation". D'une certaine manière M. Duras a pressenti et réalisé le corps du cyborg: "Ces corps qui se dessinent à travers les rencontres des voix dans l'ether sont des corps qui s'articulent comme stratégies textuelles en s'inventant continuellement dans un kaléidoscope grotesque de figurations fluctuantes". L'interlocutrice féminine de cet échange nocturne, F., est "une chimère semblable aux figures qui se meuvent dans le labyrinthe du web".

Deux articles traitent de questions plus transversales: les "photos souvenirs" (Monica Farnettti), l'exil (Agnès Forte). Rosa Postorino constate la fréquence du mot intelligence, et l'étrangeté de son usage par M. Duras. Il permet de rapprocher trois personnages pourtant très différents: Ernesto, le vice-consul et Claire Lannes, tous trois "malades d'intelligence" (c'est le titre de l'article). Car l'intelligence est envisagée comme une maladie de la mort, territoire de l'impossible.

Un chapitre intitulé Autour de Duras contient une critique du film de Josée Dayan Cet amour-là, sous le titre Un coucher de soleil de feu (Ester Carla de Miro d'Ajeta), et sous le titre Le regard des petits est mon regard, une interview par Renzo Riccò de Simona Vinci, une jeune romancière italienne dont le premier roman Où sont les enfants?a souvent été rapproché de l'œuvre de Duras.

Rappelons que l'ensemble du projet Duras mon amour était mis sous le signe de cette réponse de Marguerite Duras, dans son tout dernier livre C'est tout, à la question de Yann Andréa: "Qui va se souvenir de vous?": "Les jeunes lecteurs. Les petits élèves" (p. 11).

Les appendices offrent d'abord deux textes traduits pour la première fois en italien: un entretien de Michel Foucault et Hélène Cixous, À propos de Duras, paru en 1975 dans Les Cahiers Renaud-Barrault et un article de Madeleine Borgomano, L'histoire de la mendiante indienne, paru en 1981 dans "Poétique", n. 48.

Enfin, comme dans les deux premiers volumes, deux rubriques répertorient "la bibliothèque de Duras" et "la bibliothèque avec Duras". La bibliothèque - imaginaire - de Duras se situe dans l'espace de la lecture et signale les textes quels qu'ils soient qui peuvent être rapprochés de l'œuvre de M. Duras par citations, allusions ou traces. Elle assume sa part inévitable d'arbitraire et de fantasmatique et se veut ouverture pour des recherches intertextuelles. Encore plus ouverte, la bibliothèque "avec" Duras, qui est aussi discothèque et filmothèque, recueille les textes inspirés (de toutes les manières) par l'œuvre de Duras. Vaste entreprise qui débouche sur de passionnantes dérives. Le livre se termine par une mise à jour de la bibliographie durassienne.

Au total, un ouvrage extrêmement varié et original, un véritable  work in progress.